Une ancienne tradition bédouine rapporte ce récit : Un père (certains soutiennent qu’il s’agissait d’un cheikh fort riche), sentant sa fin prochaine, prit ses dispositions pour régler sa succession. Son troupeau de chameaux devait être réparti entre ses trois fils (Ahmed, Ali et Benjamin, mais les noms varient d’une version à l’autre) selon l’ordre suivant : le premier, en vertu du droit d’aînesse, recevrait la moitié, le second hériterait du quart, quant au cadet, il se contenterait du sixième. Lorsqu’il mourut peu après, ses fils furent bien embarrassés : le partage se révélait en effet impossible, dès lors que le troupeau s’élevait à onze chameaux très exactement. Alors qu’ils en étaient déjà venus aux mains à propos de ce partage impossible, ils convinrent de soumettre l’affaire au khadi. Celui-ci, après avoir entendu les parties, réfléchit, traça quelques signes dans le sable, et finalement déclara : « Prenez un de mes chameaux, faites votre partage, et, si Allah le veut, vous me le rendrez ». Interloqués, mais peu désireux de contredire cet homme sage, les fils s’en allèrent avec le chameau du juge. Ils ne tardèrent pas cependant à réaliser l’ingéniosité du khadi : avec douze chameaux, le partage devenait fort aisé — chacun reçut sa part et le douzième chameau ne manqua pas d’être aussitôt restitué. Qui était ce khadi, et quelle était sa justice, l’histoire ne le dit pas. A vrai dire, nous avons tout oublié de lui, sauf le court récit qu’on vient de rapporter[1]. Quant à nous, nous voudrions prendre cette histoire au sérieux, animés du pressentiment que son énigme pourrait nous apprendre quelque chose d’essentiel quant à l’économie de la justice. Que signifie en effet ce douzième chameau? En quoi le prêt de ce chameau symbolique est-il révélateur de l’œuvre de justice?Pour aborder ces questions, les formuler de façon plus précise, et tenter d’y apporter l’une ou l’autre réponse, nous nous proposons de multiplier les angles d’approche; nous développerons douze lectures de l’histoire, qui sont autant de courtes méditations, entre lesquelles le lecteur choisira celle qui aura ses faveurs. Adoptant un mode de réflexion circulaire, il se pourra que nous passions plusieurs fois au même endroit, comme il arrive au désert; le lecteur indulgent voudra bien y voir, plutôt qu’un piétinement sur place, une progression en spirale qui enrichira notre intuition de départ de résonances multiples. Peut-être l’approche de la justice nécessite-t-elle cette sorte d’errance : la découverte de la loi n’a-t-elle pas exigé, elle aussi, la traversée du désert?
D’un point de vue mathématique, partager onze chameaux selon les proportions du testament paternel s’avère effectivement très peu satisfaisant : le premier fils reçoit 11/2, soit 5,5 chameaux; le second hérite de 11/4 soit 2,75 chameaux; quant au troisième, il aura le plaisir amer de se voir gratifier de 11/6, soit 1,8333 chameaux. Une chose saute aux yeux : la dévolution implique un découpage de trois chameaux, opération fort malvenue dans une économie de subsistance, comme celle des tribus du désert. Par ailleurs, la mise à plat du calcul fait apparaître un reste important : une part non négligeable de l’héritage n’est pas attribuée (la somme des trois fractions s’élevant à 10,0833, le solde non attribué s’élève à 11 – 10,0833, soit 0,9167 chameaux).
En revanche, l’ajout d’un douzième chameau fait du partage un jeu d’enfant : l’aîné reçoit 12/2, soit 6 chameaux; le second hérite de 12/4, soit 3 chameaux et le troisième bénéficie maintenant de 2 chameaux (12/6). Par ailleurs, aussitôt a-t-il rempli son office, le chameau de justice peut être restitué à son savant propriétaire, la somme des chameaux distribués s’élevant cette fois très exactement à onze (6 + 3 + 2). Tout le monde s’en retourne satisfait : les frères, le juge et, on peut le gager, les trois chameaux qui ont échappé au découpage.
On commencera à s’approcher de l’intelligence du plan du khadi en notant que le douzième chameau (soit 1/12e) comble très exactement le déficit révélé dans le testament paternel : le père en effet attribuait respectivement la moitié, le quart et le sixième de son héritage, soit 11/12e de celui-ci. Le prêt du chameau de justice reconstitue l’unité; l’astuce du juge déjoue le « piège » contenu dans le testament. Cette astuce du juge a-t-elle pour effet, demandera-t-on, de léser un des fils ou de modifier les proportions successorales? Nullement : le premier reçoit en effet 6 chameaux (au lieu de 5,5), le second en reçoit 3 (au lieu de 2,75) et le troisième hérite de 2 chameaux (au lieu de 1,83333) : soit un avantage pour chacun, correspondant à leur part respective d’héritage (un demi, un quart, un sixième).
A ce stade, le mystère semble s’éclaircir et s’épaissir tout à la fois : on entend bien le rôle joué dans la distribution par ce providentiel douzième chameau, mais en même temps, comme dans un tour de magie démystifié, on reste perplexe devant l’exploit : comment ce truchement peut-il à la fois satisfaire tout le monde et s’évanouir en même temps dans les profondeurs du désert?